[ #HistoiresExpatriées ] Ce que j’aurais voulu savoir avant de partir…

 
https://occhiodilucie.com/
(édition n°604/2018)
(avec pour marraine Ophélie, expatriée en Angleterre)

Thème proposé

CE QUE J’AURAIS VOULU SAVOIR
AVANT DE PARTIR

 
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Je ne vais pas y aller par quatre chemins : découvrir l’Afrique pour la première fois, c’est la promesse d’une claque monumentale, d’un choc culturel puissant et d’une énorme leçon de vie !
 
Ceci dit, autant être honnête (et lucide) : avant de partir vivre un temps au Sénégal, j’étais une véritable chochotte délicate, absolument pas préparée à ce qui m’attendait en quittant mon chez moi douillet et privilégié du sud de la France. Je n’avais jamais mis les pieds sur le continent africain auparavant. Je n’avais aucune idée non plus de ce que ça pouvait représenter.

De la combinaison improbable de tout cela est née l’expérience, très personnelle et donc forcément subjective, qui a été la mienne lors de ma parenthèse expatriée au Sénégal.
Le dépaysement a été tel que lorsque j’ai quitté ce pays d’adoption (dans lequel j’ai alors catégoriquement refusé de prolonger l’expérience d’expatriation à la fin de nos contrats), j’étais fâchée au point de jurer ne plus jamais y remettre les pieds un jour !
Mais il ne faut jamais dire ≪ Fontaine, je ne boirai pas de ton eau
 
Avec les années de recul, j’ai fini par penser que si j’avais su un minimum de choses au préalable, certains côtés auraient été probablement moins déconcertants.
Outre l’incontournable choc culturel, je vais aborder ici quelques exemples d’aspects que j’aurais préféré connaître avant de m’envoler pour ailleurs.
 

 Le choc culturel

C’est dans les années 1950 que l’anthropologue canadien Kalervo Oberg a étudié et défini la notion de choc culturel.
Selon lui, il s’agit d’un état de stress, d’anxiété et de désorientation vécu lorsqu’une personne se retrouve en immersion dans un environnement totalement nouveau et inconnu pour elle, où elle perd tous ses propres repères, où tout lui est étranger et lui paraît étrange mais dans lequel elle va pourtant devoir apprendre à vivre et à s’adapter.
Cette définition résume parfaitement le phénomène du choc culturel tel que je l’ai vécu moi-même ! Il suffit de (re)lire mon témoignage sur la découverte du “nouveau chez moi ailleurs” pour s’en persuader…

Inévitablement, une fois en pleine immersion, j’étais dans l’incessante comparaison entre mes us et coutumes laissés en France et la culture sénégalaise dans laquelle j’avais plongé à l’aveugle. Trouver un quelconque point de concordance, la moindre équivalence, était un peu mission impossible. C’était extrêmement déstabilisant.

Aujourd’hui, je pense que c’est justement pour ça que le choc culturel a été aussi rude pour moi. Car il est totalement illusoire de vouloir à tout prix comparer. Certes, quelque part, c’est une manière de se “rassurer” lorsque l’on perd subitement et radicalement tous ses repères. Sauf que parfois, c’est tellement différent ailleurs que c’est incomparable !

Pour schématiser, lorsque je vivais au Sénégal, tout ce qui ne me paraissait pas “normal” (selon les critères occidentaux), en fait c’était parfaitement “normal” pour là-bas. Et réciproquement, tout ce qui semblait “normal” à mes yeux ne l’était absolument pas là-bas.

Ainsi, en matière de pudeur, je n’avais pas trop su comment réagir la première fois où je m’étais retrouvée face à ma “Fatou” (= “Bonne”) assise par terre dans la cuisine, les seins à l’air, en train d’allaiter son petit dernier pendant qu’elle décortiquait des crevettes avec un autre de ses enfants. J’étais tellement gênée de la “surprendre” à moitié dévêtue dans ce moment d’intimité… J’avais tourné le dos et m’étais excusée mais, pour elle, il n’y avait aucun problème.
À l’inverse, si porter des shorts, ou autres tenues courtes, était pour moi naturel vue la chaleur épouvantable qu’il régnait là-bas, c’était inconcevable et inconvenant pour elle, les jambes ne devant jamais être découvertes, aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

Autre exemple : le (très long) rituel de dégustation des trois thés dont on dit que le premier est amer comme la mort, le deuxième doux comme la vie et le troisième sucré comme l’amour .
La première fois, j’ai bu (du bout des lèvres après m’être brulée la langue à la première gorgée bouillantissime, puis manquant m’étouffer avec le thé en suspension que je ne savais pas encore comment filtrer) mon petit verre silencieusement. Sacrilège ! J’avais tout faux ! Il faut boire en faisant du bruit : un bon gros “sssslluuuurp” bien humide… mais bien malpoli chez nous.

 

En matière d’impolitesse à géométrie variable, je pourrais aussi citer la façon dont les sénégalais interpelaient quelqu’un. Suivant le contexte, soit ils poussaient un insistant hééé PSSSSTT , soit ils claquaient bruyamment leurs doigts comme on l’aurait fait pour faire venir un chien au pied. C’était leur façon normale de faire, donc pour eux rien d’impoli, mais pour ma part, j’ai toujours trouvé ça irrespectueux, voire limite méprisant.

Cela étant dit, attention de ne pas se méprendre : “notre normal” n’est pas mieux ou moins bien que “leur normal”, il est juste différent. Le plus difficile, dans ce type de choc culturel, est de réussir à simplement comprendre ça, ou tout du moins à l’appréhender. Ce qui ne signifie pas forcément tout justifier ou tout cautionner… Il est juste question de respect des traditions de chacun, aussi à l’opposé soient-elles de nos conceptions.

Il vaut mieux ne jamais perdre de vue que TOUT est relatif, tout dépend de quel point de vue l’on se place et de quel côté de la barrière l’on se trouve… Il faut bien se garder de tirer des conclusions hâtives ainsi que porter des jugements à l’emporte-pièce, erreurs que j’ai commises durant ma parenthèse expatriée (et que ça ne se passait pas toujours super bien… ceci expliquant sans doute cela…).

Les préjugés et les stéréotypes ont vite fait de parasiter les choses. Mais ce qui a été plutôt inattendu pour moi c’est que les idées préconçues étaient dans les deux camps.

Par exemple un jour, lors d’une discussion à bâtons rompus avec des sénégalais sur nos modes de vie respectifs, j’ai découvert avec stupéfaction la vision qu’ils avaient de nous ! Pour eux, les français n’avaient pas besoin de travailler pour vivre car tout-un chacun disposait d’autant d’argent que nécessaire, un peu comme si chaque personne possédait un arbre produisant des billets à volonté. Ils croyaient en plus que tout le monde vivait dans une immense maison luxueuse avec tout à disposition. Ils pensaient aussi que chaque famille française avait toute une armée de domestiques, portant des gants blancs, pour la servir 24h/24. Bref, en résumé, que la France était un pays bisounours où tout le monde est beau, heureux, gentil, riche, toujours en bonne santé, sans jamais aucun problème ni le moindre souci. Ce jour-là, les bras m’en étaient tombés…

 

 Des us et coutumes à apprivoiser…

Petit florilège des us et coutumes que j’aurais bien aimé connaître avant de débarquer au Sénégal pour pouvoir les apprivoiser du mieux possible et m’y adapter plus facilement…


S’il y a bien une chose impossible à zapper, sous peine de passer pour le dernier des goujats mal éduqués et risquer d’être blacklisté (sans mauvais jeu de mot), c’est l’art des salutations.
Il est totalement inconcevable de ne pas saluer tous les individus croisés en chemin, qu’on les connaisse bien, vaguement ou pas du tout. La culture sénégalaise bannit l’indifférence sociale, contrairement à nous autres occidentaux. La règle pour les sénégalais est donc de dire bonjour à tout le monde, tout le temps, voire même plusieurs fois par jour. Engager la conversation, avec le sourire en prime, sans oublier un certain sens de l’humour, est la base des relations et de la convivialité qui en découle au pays de la Teranga.
Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai été étonnée de voir un sénégalais m’accompagnant quelque part, s’arrêter subitement sans raison apparente et se diriger vers quelqu’un pour aller discuter le bout de gras. Une fois, lorsque je vivais là-bas, alors qu’on s’était arrêté au “guichet” à l’entrée du Parc du Niokolo Koba au Sénégal Oriental, notre accompagnateur avait passé une demi-heure à papoter avec tous ceux qui passaient par là. Je pensais qu’il réglait les formalités d’entrée dans le Parc. Mais quand je lui avais demandé qui étaient tous ces gens, il m’avait répondu qu’il ne savait pas… Des liens sociaux étaient pourtant désormais tissés.
Ce qui pourrait ressembler à des salamalecs est en réalité très codifié et ne se limite pas à un simple ≪ Bonjour ! Comment ça va ? qui, en occident, n’attend pas vraiment de réponse sincère. Non. Après le bonjour introductif, il faut enchaîner en demandant des nouvelles de toute la famille de son interlocuteur, de toutes ses femmes le cas échéant, voire de tout son arbre généalogique si on le connaît très bien ! 
Le rituel des salutations me fait penser à une sorte de litanie où les personnes se répondent un peu machinalement, joignant les gestes à la parole en ponctuant l’échange par la main portée sur le cœur. C’est long, c’est interminable, c’est répétitif, ça n’en finit pas, d’autant plus s’il y a plusieurs personnes à saluer en même temps, mais c’est très important là-bas.

Autre incontournable de la vie de tous les jours (et pas seulement réservé aux toubabs expatriés ou aux touristes) : l’art du marchandage.
Paradoxalement, marchander n’a pas forcément pour finalité première de faire baisser le prix annoncé par le marchand (prix prohibitif multiplié par 3, 4 ou 5 s’il a un pigeon-toubab en face de lui). Marchander est avant tout un exercice d’échange social très subtil permettant au vendeur de mesurer l’estime (ou pas) envers son acheteur potentiel.
Négocier dans les règles de l’art, c’est avant tout prendre le temps de la discussion. Après les salutations d’usage, l’acheteur demande ≪ Niata ? (=combien ?). Comme la réponse reçue n’est évidemment jamais satisfaisante, le vendeur s’autoproclame alors l’ami de toujours pour justifier le prix défiant toute concurrence proposé. Il est alors de bon ton de s’offusquer à outrance et ostensiblement après chaque proposition de révision de prix, en feignant de tourner les talons ou carrément l’attaque cardiaque juste après. Durant la longue joute verbale engagée, ne jamais oublier de garder son calme (ce n’est qu’un jeu finalement…), le mieux étant de faire preuve d’humour.
La réplique que j’ai trouvée la plus drôle jusqu’à maintenant, c’est celle d’un bana-bana (=marchand ambulant pot-de-colle) sur la plage de Cap Skirring en Casamance, au Sud-Ouest du Sénégal :  
≪ Bonjour mes amis ! Vous venez me voir par ici ? Juste pour le plaisir des yeux. Chez moi, c’est moins cher que gratuit ! .
L’acte d’achat se transforme souvent en un sketch exubérant et (plus ou moins) savoureux. Pour les sénégalais, l’exercice est valorisant, pour les occidentaux il est usant…
Je dois avouer que c’est l’un des aspects auquel je n’ai jamais vraiment réussi à m’adapter lorsque j’habitais là-bas. Même si je me pliais à l’exercice, devoir marchander trois francs six sous pour acheter mon kilo de tomates me rendait folle… Même encore actuellement, lorsque je retourne en voyage au Sénégal, s’il y a bien quelque chose qui me hérisse le poil, ce sont les négociations théâtrales pour tout et n’importe quoi !

 

Dans un tout autre domaine, l’omniprésence de la mendicité et de l’aumône fait partie des phénomènes auxquels il est difficile de réellement se préparer à encaisser le choc lorsqu’on met les pieds au Sénégal. On a beau être averti, le vivre pour de vrai est une autre dimension…

Je me revois le jour où j’ai débarqué là-bas pour la première fois début 1994. Je garde en mémoire comme si c’était hier ce premier choc africain et la grosse claque que j’ai prise alors dès l’arrivée à l’aéroport.
Je me souviens de ma première vision de l’Afrique : l’odeur ambiante puis la chaleur poisseuse qui t’engloutit ! Je me rappelle combien j’avais alors été déstabilisée par la perte de tous mes repères après seulement quelques minutes dans le terminal de débarquement. La simple idée de devoir être à nouveau confrontée au même comité d’accueil cauchemardesque à l’aéroport à cette époque est terrifiante pour moi ! C’était une plongée choquante parmi des lépreux aux plaies purulentes cherchant à tout prix à te toucher de leurs moignons, des unijambistes, des hommes « tronc », des hommes « araignée » en haillon et d’autres malheureux individus déformés par la polio, des vieillards aveugles sans âge, des albinos effrayants et d’autres mendiants en tout genre faisant aussi la manche… La cour des miracles made in Africa.

Est venue par la suite la découverte de tout un pan complexe, et un brin tabou, de la société sénégalaise : les talibés, des enfants confiés (pour ne pas dire abandonnés) par leur famille au marabout (=guide spirituel, chef religieux) en vue de leur inculquer une éducation coranique stricte. Si, en théorie, ce système éducatif particulier aurait des intentions louables, dans les faits, ces pauvres gamins sont asservis, exploités, souvent battus et plus ou moins livrés à eux-mêmes. Ils sont vêtus de loques sales et ils sont contraints de mendier toute la journée au profit de leur marabout. On les reconnaît dans les rues à la boîte de conserve rouge de concentré de tomate qu’ils trimballent et qu’ils tendent pour demander l’aumône.
Il paraîtrait que les choses tendraient à évoluer depuis quelques années, en faveur de l’interdiction de cette forme singulière de mendicité infantile. L’emploi du conditionnel est on-ne-peut-plus de rigueur, les traditions profondément ancrées ne se changeant pas aussi facilement du jour au lendemain…

 

 Conséquences physiques

C’est anecdotique, mais ce que j’aurais bien aimé savoir également avant de partir en Afrique, c’est que le corps humain peut avoir de sacrées réactions lorsqu’il est soumis à un climat très différent. Il faut reconnaître que lorsque l’on ne s’y attend pas, l’adaptation physiologique naturelle peut être impressionnante et inquiéter outre mesure.
Je n’évoquerai pas ici nos multiples galères de santé (dont le paludisme pour tous les deux) dues en grande partie au changement radical de conditions de vie.

C’est à Kaolack que ma parenthèse expatriée a commencé. À la période où j’y ai débarqué, il y faisait jusqu’à 42° à l’ombre durant la journée ! La température ne descendait guère en dessous des 25° la nuit, ce qui ne laissait pas vraiment de répit à nos corps éprouvés. Sans compter que le logement où l’on habitait n’était pas isolé (concept inexistant là-bas), ouvert aux quatre vents, et qu’il n’avait ni clim ni ventilateur. J’avais beau être une fille du sud de la France habituée aux étés chauds parfois caniculaires, le choc a été puissant. Mon système interne de régulation thermique a complètement déraillé, à tel point que les premières semaines, je faisais des malaises. J’avais parfois l’impression de ressembler à un homard ébouillanté ?.
On a aussi eu des problèmes de peau à force de transpirer à grosses gouttes. La sueur est acide. C’est quand on sue excessivement et en permanence que l’on s’en rend compte. Au bout de quelques jours, la métamorphose épidermique commence : la transpiration provoque des irritations et surtout une spectaculaire pelade. La partie du corps où le phénomène a été le plus impressionnant pour nous, c’étaient les pieds. C’était dégueulasse !
N’ayant aucune photo personnelle de cet épisode cutané de l’extrême, pour illustrer cette manifestation physique peu ragoûtante, j’ai trouvé sur internet une image animée qui se rapproche assez bien de la mue subie par nos pauvres pieds…
C’est ce qui s’appelle faire peau neuve ? ! Plus efficace qu’une exfoliation ou une séance de pédi-fish !
 


 Nouveau rythme de vie

En partant vivre en Afrique, je ne m’attendais pas du tout à devoir reconsidérer mon rapport au temps et me plier à un nouveau rythme de vie. Je n’avais pas subi les effets d’un quelconque jetlag (il n’y en a pas au Sénégal, juste -1h ou -2h suivant la période de l’année), j’avais juste basculé dans une autre dimension temporelle
≪ Vous les occidentaux, vous avez la montre.
Nous les africains, on a le temps… ≫
Cette maxime africaine résume parfaitement l’idée !

Alors qu’à la base je suis plutôt quelqu’un de très dynamique à tendance parfois “speed”, toujours le regard vissé sur ma montre à courir après le temps et accro à la ponctualité, je me suis fracassée contre un mur lors de mon plongeon en immersion au Sénégal.

J’ai découvert là-bas une notion du temps radicalement différente, un subtil mélange de nonchalance, d’indolence et de fatalisme qui m’a fait m’arracher les cheveux et a soumis mes nerfs à rude épreuve plus d’une fois…

Les occidentaux pensent avoir découvert le précepte de vie du “être ici et maintenant”, “vivre l’instant présent”, et le vendent à toutes les sauces. Effet de mode “way of life”. En réalité, ils ont découvert l’eau tiède… ils n’ont rien inventé du tout !  
Au Sénégal, comme dans bien d’autres pays africains, culturellement on vit au jour le jour. Je dirais même carrément “à l’heure à l’heure” parfois. La préoccupation prioritaire est la dépense quotidienne, autrement dit trouver de quoi assurer les besoins vitaux primaires pour la journée. Tout le reste est superflu…

Indépendamment de tout ce qui leur prend traditionnellement du temps (salutations, marchandage, contraintes religieuses, déplacements, siestes, etc), pour eux, de toute façon, ce qui doit arriver arrive, inch Allah ! (=si Dieu le veut !) comme on dit là-bas.
Inutile de planifier les choses trop à l’avance ou fixer des horaires précis, ça ne sert strictement à rien. Combien de fois on a attendu des heures (pour ne pas dire la journée entière) avant de voir arriver la personne à qui on avait donné rendez-vous. Au début, ça nous mettait en colère, on trouvait que c’était un manque total de respect. Alors qu’en fait, ce n’était pas du tout le cas ; le manque de respect aurait été au contraire de ne pas s’arrêter saluer et prendre des nouvelles de toutes les personnes croisées sur le chemin, de ne pas respecter l’heure des prières, de ne pas venir en aide en cas de besoin, etc.
Alors on a fini par s’y habituer. D’abord on n’avait pas le choix. Ensuite on a surtout compris que celui ou celle qui s’engageait à venir viendrait forcément car la parole donnée est sacrée, c’est juste qu’on ne pouvait pas savoir quand précisément.

Et puis de toute façon, le temps ne se mesure pas exactement pareil. Pour nous, 10h15 se dit “dix heures et quart” ou “dix heures quinze”, 18h45 se dit “sept heures moins le quart” ou “dix-huit heures quarante-cinq”. Au Sénégal, 10h15 se dira communément “dix heures plus” (comprendre “environ entre 10h et 10h30”), 18h45 se dira “sept heures moins” (comprendre “environ entre 6h30 et 7h”). On garde l’heure, on vire les minutes superflues, on rajoute un soupçon d’imprévu ! Et dans le doute, on n’oublie pas de se faire préciser s’il s’agit de 10h du matin ou de 10h du soir… Rares sont ceux qui possèdent une montre. Les appels à la prière des muezzins, ponctuels, rythment les journées et sont un bon moyen de se repérer dans le temps.

Pour éviter de trop se prendre la tête, il est préférable de se convaincre que, puisque le temps ne compte pas là-bas, il n’y a que le résultat qui compte au final.
L’Afrique est une très bonne et très dure école de la vie pour les impatients pathologiques et les chrono-maniaques.

En guise d’illustration, juste une petite anecdote survenue au tout début de notre parenthèse expatriée sénégalaise.
 
On était en déplacement à Dakar pour finaliser les formalités administratives d’installation temporaire sur le territoire. En début d’après-midi, on devait retourner une dernière fois au Bureau des étrangers pour récupérer mon visa de deux ans et ma carte de résident
On s’y présente à 15h tapantes, mais comme c’était encore l’heure de la sieste (un incontournable dans le rythme de vie au Sénégal, nécessité par la chaleur ambiante régnant aux heures les plus chaudes de la journée), ça dormait affalé sur le bureau à l’accueil. Il nous a fallu attendre deux heures de plus pour enfin récupérer le précieux sésame, qui attendait juste un coup de tampon et une signature du chef de Service… qui ne devait être dérangé sous aucun prétexte car il profitait qu’il y avait de l’électricité pour regarder un match de foot à la télé (on était alors en pleine Coupe d’Afrique des Nations) !
 
 

 

 La “petite corruption du quotidien”...

À propos de l’administration, abordons justement le sujet.

Les règles de fonctionnement des services de l’État sénégalais ? Le dysfonctionnement chronique généralisé. Dans ces conditions, c’est un peu la loi de la jungle qui s’applique pour parvenir à ses fins plus facilement. Le contexte est propice au clientélisme, au favoritisme, au népotisme, au piston, au racket, etc. Celui qui allonge un billet au Douanier un peu trop inquisiteur a de forte probabilité de passer plus rapidement les contrôles…

L’impuissance et l’impunité sont les maîtres-mots. Et puis de toute façon, personne ne peut faire grand-chose contre ce fléau.

Les situations sont très variées et plus complexes qu’il n’y parait. Prenons simplement l’exemple d’un fonctionnaire de police qui n’a pas encaissé sa paie (ça arrive plus souvent qu’on ne le pense là-bas) : comment peut-il faire vivre sa (très nombreuse) famille sans salaire ? La solution de facilité pour lui est d’abuser de son statut, et du pouvoir qu’il lui confère, pour racketter à tout va sur les routes lors de contrôles abusifs et injustifiés. Dans un tel cas, son comportement et ses méthodes vont certes nous pourrir la journée, mais finalement est-ce vraiment de sa faute s’il doit en arriver là ? Le problème ensuite est que malheureusement ça devient une habitude !

Comme dans bien d’autres pays, la corruption, celle de grande ampleur comme la petite empoisonnant la vie quotidienne, est donc un peu un sport national au Sénégal.
Voici pour finir quelques exemples anecdotiques qui sentent bon le vécu ?…

Baptême de corruption au service des Douanes… 
C’était lorsque Philéas a débarqué en premier au Sénégal. Nos deux grosses cantines, remplies de toutes nos affaires pour le temps de l’expatriation, parties de France avant lui, sont arrivées en même temps que lui. Mais il n’a pas pu les récupérer tout de suite. Sous prétexte d’une erreur de déclaration de valeur sur un formulaire (entraînant le paiement d’une obscure taxe complémentaire), elles sont séquestrées par les Douaniers aéroportuaires à Dakar-Yoff. Ils ont senti le pigeon fraîchement débarqué et refusaient de les rendre s’il ne leur graissait pas généreusement la patte. Philéas a fait de la résistance (n’ayant pas encore eu le temps de s’accoutumer aux pratiques locales, et n’ayant pas envie de s’y plier…), ce qui a bloqué la situation jusqu’à ce que je débarque à mon tour presque trois semaines plus tard. On a finalement réussi à les récupérer après moultes palabres mais… sans rien payer !

 
Le policier et sa “disquette”…
Je conduis Philéas, malade, à l’Institut Pasteur à Dakar pour l’un des soucis de santé collectionnés là-bas. Sur la route, je me fais arrêter par un policier surgi de nulle part. On a l’habitude sauf que, ce jour-là, je ne suis vraiment pas d’humeur. Je ne peux pas faire autrement que de me soumettre au contrôle (en grognant dans ma barbe). On comprend rapidement que celui-là fait un peu trop de zèle et ne veut pas nous verbaliser officiellement mais juste nous soutirer quelques billets sous le manteau. Le ton finit par monter rapidement, chose qu’il est préférable d’éviter en temps normal, mais on est pressé et on n’a pas le temps. Tous nos papiers sont en règle, je n’ai fait aucune infraction sur la route, mais le policier s’acharne. Philéas finit par lui dire que s’il faut payer une amende alors il doit nous établir une contravention en bonne et due forme comme justificatif de paiement. Là, le policier perd tous ses moyens, bafouille, ne trouve plus d’arguments, tourne autour du pot gêné et finit par nous dire :
Bon allez mes amis, il faut m’aider là présentement ! Samedi soir j’ai rencart avec mon deuxième bureau, mais je n’ai pas assez d’argent pour sortir ma disquette. ≫.
La verbalisation se transforme en négociation de la somme à donner à ce saï-saï (=chaud-lapin, dragueur invétéré qui saute sur tout ce qui bouge) pour qu’il puisse retrouver sa disquette (=sa nénette). On lui a filé un billet, moins que ce qu’il espérait, mais ça lui a payé la moitié de la soirée avec son deuxième bureau (=sa maîtresse)

Quand le toubab va chez le toubib…
Parfait exemple de clientélisme opportuniste : la consultation médicale. Quand on allait chez le docteur, c’était toujours le même scénario dans la salle d’attente. La secrétaire demandait d’abord qui pouvait payer cash. Ces patients-là, presque que des toubabs, passaient avant les autres. Et parmi ceux-ci, les prioritaires étaient ceux qui avaient la meilleure assurance santé remboursant leurs frais médicaux, peu importaient le motif et l’urgence de la consultation ! Le serment d’Hippocrate ? C’est quoi ça ? Business is business…

Petite virée derrière les barreaux…
En déplacement professionnel, Philéas se fait arrêter par le police sur la route à l’entrée de Diourbel. Routine routière… Manque de bol, ce jour-là il a oublié son permis de conduire à la maison, une aubaine inespérée pour le ripou qui lui interdit de reprendre la volant ! Mais Philéas ne l’entend pas de cette oreille. Les esprits s’échauffent, Philéas est sommé de suivre le policier jusqu’au commissariat de la ville. Sauf que Philéas refuse tout net puisqu’il n’a pas son permis et que donc il n’a pas le droit de conduire ! Ne sachant plus trop comment gérer la situation face à ce toubab retors qui fait de la résistance, le policier décide d’embarquer Philéas et le place derrière les barreaux au commissariat… mais doit avoir quelques scrupules car il n’ose pas fermer la grille de la cellule. Le ripou tente tous les moyens de pressions et les menaces pour faire cracher Philéas au bassinet. Philéas n’en démord pas et refuse catégoriquement de sortir des billets. Finalement, au bout d’un certain temps, comprenant que Philéas ne cèderait pas, le policier l’a relâché. Philéas a pu reprendre la route sans son permis et sans rien payer…

Panne de lumières en ville… 
Cette dernière anecdote savoureuse ne nous est pas arrivée personnellement. Elle nous a été racontée lorsqu’on vivait là-bas.
La scène se passe à la nuit tombée dans une capitale d’Afrique de l’Ouest. Des expatriés roulent tous feux éteints, leurs phares étant cassés. Soudain une panne générale d’électricité  plonge la ville dans le noir. Rien d’inhabituel. La voiture de toubabs poursuit néanmoins son chemin jusqu’à ce qu’un policier les siffle et leur ordonne de s’arrêter sur le bas-côté. Les salamalecs d’usage s’engagent. Le policier réclame la présentation du permis de conduire et des papiers du véhicule. Il les vérifie sous toutes les coutures avec sa lampe torche. Tout est en règle, ça ne l’arrange pas du tout car le ripou a besoin de sous ! Soudain le policier a une idée lumineuse. Il annonce aux contrevenants qu’il les verbalise pour défaut de phares en état de fonctionnement. Bien joué ! Sauf que les toubabs ne sont pas nés de la dernière pluie et sont rompus à ce genre de situation ubuesque. Sans aucune vergogne, l’un des toubabs s’insurge :
≪ mais bougre d’imbécile, comment veux-tu que mes phares éclairent ? Tu ne vois donc pas qu’il y a une panne générale d’électricité en ville ? 
À cette réplique impromptue inattendue, le ripou ne sait pas quoi répondre et en reste bouche bée. Il s’incline quelques secondes après :
≪ effectivement ! Bon allez, circulez maintenant ! 
?

 
 
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L’Afrique de l’Ouest, d’une manière générale, est un poème !
Le Sénégal, en particulier, est à vivre de l’intérieur au moins une fois dans sa vie, au risque d’être envoûté à jamais (et pétri d’humilité)…
Alors en résumé, pour essayer d’appréhender le fonctionnement de ce pays, le plus compliqué est de parvenir à se débarrasser de ses préjugés, ses fantasmes, et de faire abstraction de ses habitudes, ses façons de faire, ses repères, son éducation, sa culture… Bref, il faut arriver à lâcher prise. Ce n’est pas impossible avec un minimum d’ouverture d’esprit, et si l’on sait un peu à quoi s’attendre avant de partir.
 

 

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Toutes les autres participations abordant ce thème sont listées en fin d’article ici.

2 Comments on “[ #HistoiresExpatriées ] Ce que j’aurais voulu savoir avant de partir…

  1. Enchantée que mes péripéties t'aient faite rire !!!
    Si tu veux te poiler encore, tu peux lire d'autres récits de mes #HistoiresExpatriées. Celui sur la vie pro, je riais toute seule en l'écrivant (alors que ça ne me faisait pas franchement rire quand je vivais tout ça).

    Mon article sur les joies de la route au Sénégal devrait te distraire aussi. Tu devrais y retrouver des choses familières à mon avis !!!

  2. Hahaha qu'est-ce que ton article m'a fait rire ! Je m'y retrouve pas mal étant au Bénin, il y a quand-même de grosses différences culturelles entre ces deux pays mais l'ambiance générale est je pense très similaire haha ! Belles anecdotes ! Même si aujourd'hui en 2018 bcp de choses ont changé je pense ! Mais quand le virus de l'Afrique vous pique, c'est à vie, je n'ai pu y échapper personnellement et je n'arrive plus à la quitter haha! J'ai bien beau detester le Bénin de temps en temps, je l'aime beaucoup trop pour partir ?.
    Gobeningo

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