Extraordinaire Jour de l’An chez les Bédiks d’Iwol

 

[…]

 
De retour de notre virée enivrante au petit coin, Jean-Baptiste nous invite à nous assoir sur des lits de brousse installés à l’extérieur, juste devant une case, non pas ronde et en terre comme presque toutes les autres, mais « en dur », de forme rectangulaire. Accroché sur le mur dehors, entre les tôles faisant office de porte d’entrée aux deux pièces, il y a une image encadrée de Jésus Christ, histoire de ne pas oublier qu’ici la religion catholique a été apportée par des Missionnaires et adoptée par les populations locales animistes.
 
Estelle et Anthony ne se font pas prier pour s’effondrer de fatigue sur l’un des lits de brousse. J’en profite aussi pour m’assoir à côté d’eux. Pendant ce temps, j’observe scrupuleusement tout ce qui se passe autour de nous. C’est l’agitation avec les préparatifs de la fête. Rien n’a l’air très organisé, et pourtant tout semble se faire malgré ce joyeux bordel.
 
Soudain, une toubab sort de la case devant laquelle on est affalé, puis c’est au tour d’un toubab de sortir de l’autre pièce. Ils nous saluent, manifestement aussi étonnés que moi (je comprends mieux les deux trousses de toilette). Ce sont deux étudiants français qui ont profité d’un voyage dans la région pour monter faire une escale jusqu’à Iwol. Jean-Baptiste fait « chambres d’hôtes » pour les voyageurs de passage.
 
Puis réapparaît Djienaba accompagnée d’un groupe de femmes. Elles sont chargées comme des bourriques, encombrées de bassines et de gamelles en tout genre. Elles posent tout par terre puis installent un « banc » au milieu. Les deux toubabs se rapprochent et viennent s’y assoir. 
Un troisième toubab débarque d’on-ne-sait-où et rejoint, l’air un peu paumé, les deux autres qu’il ne connaît pas. Je n’aurais jamais pensé rencontrer autant de blancs ici le soir du jour de l’An !!! Ce troisième lascar est encore plus jeune, il voyage seul et en vélo. Philéas hallucine, moi j’ai du mal à ne pas éclater de rire lorsqu’il nous raconte son périple. Il est la caricature du jeune baroudeur complètement naïf se lançant dans un trip totalement improvisé ! Il ne se doutait absolument pas que c’est impossible de venir jusqu’à Iwol en vélo. Il en a loué un à Kedougou (à plus de quinze kms, je le rappelle), et il est parti sur la route confiant, croyant que ce n’était pas loin. Mais il a rapidement déchanté quand il a compris qu’il allait en chier. Il a bouffé de la terre par tous les trous, manquant de se faire écrabouiller à plusieurs reprises par les véhicules sur la grande piste en latérite. Arrivé en bas de la colline d’Iwol, il a dû se rendre à l’évidence : il doit laisser le vélo au village et monter à pied de nuit. Et il nous explique avoir croisé un espèce de pick-up pour safari en difficulté poussé par un tas de gosses… << Oui oui, c’est le « nôtre »…. >>.
 
 
Jean-Baptiste court partout avec ses grosses bottes en caoutchouc aux pieds. Il a une tente queshua dans chaque main et part les installer plus loin, ça m’intrigue. Je l’interpelle au passage pour lui demander des nouvelles du 4×4. Je reste sans voix quand il me dit que << tous les jeunes sont toujours en bas pour pousser et tirer le camion. >>
Nos affaires sont donc toujours en bas aussi (avec les tentes et la bouffe), et on commence à avoir froid avec nos tee-shirts trempés de sueur. Envisager de descendre la piste (puis la remonter) pour aller récupérer nos vestes en polaire nous paraît physiquement surhumain, mais pour Jean-Baptiste, ce n’est absolument pas un problème. Il a beau avoir la soixantaine, il a l’habitude. Il se propose de partir nous les chercher… Je n’en reviens pas : le nombre de fois qu’il est descendu et remonté depuis qu’on est arrivé est à peine incroyable…. il est increvable ! 
Il nous rapportera nos quatre vestes (ainsi que nos gros sacs à dos) en beaucoup moins de temps qu’il nous a fallu pour faire un aller simple
 
Il fait nuit noire maintenant, il ne faut pas avoir peur de l’obscurité. On reste assis sur les lits de brousse, tous ensemble. Je récupère au fond de mon petit sac nos lampes frontales et les distribue. Elles vont être indispensables pour pouvoir y voir quelque chose désormais…. Surtout ce que Djienaba nous apporte : d’un côté une bassine avec à peine un peu d’eau au fond et des particules non (encore) identifiées flottant à la surface, ainsi que quelques cuillères à soupe qui y trempent en vrac, et de l’autre côté un grand plat métallique au milieu duquel est posé un grand bol rempli d’un liquide brunâtre
A la vue de ce qui nous est offert, Estelle, Anthony et moi nous décomposons. Heureusement qu’il fait nuit, personne ne fait vraiment attention à l’expression de nos visages. Philéas, lui, a compris depuis bien longtemps ce qu’on allait manger. 
C’est l’heure de l’épreuve de dégustation dans notre Iwol Express !!! 
On espérait (naïvement) y échapper. Mais à ce moment de l’action, le guide, le 4×4 et donc la bouffe, sont toujours plantés en bas du village sur la piste…
 
<< Esprit des Pierres, par pitié, que cette soirée ne soit pas un « Top Chef – le choc des papilles, le traumatisme des boyaux »…. >>
 
Au menu de notre inoubliable repas du réveillon du jour de l’An : fonio et sauce pâte d’arachide, un plat traditionnel de la région. 
Le fonio est une céréale (l’une des rares sans gluten) à la base de l’alimentation ici, avec le mil. Le fonio a l’apparence de la graine de couscous.
 
Après nous être enduit les mains d’une énième couche de gel antibactérien (qui se superpose aux multiples couches de crème solaire étalées), nous trempons nos doigts poisseux (à la couleur de plus en plus suspecte) au fond de la bassine pour y pêcher une cuillère chacun. Elles sont comme couvertes d’un film graisseux, c’est bizarre. Mais c’est une aubaine qu’on nous en ait fourni, on n’aura pas besoin de manger avec les mains. Quand on voit la couleur de l’eau après…
Armés de nos cuillères, chacun se choisit un coin de la gamelle commune. L’opération suivante consiste à goûter, en très petite quantité et du bout des lèvres dans un premier temps, la graine nature. C’est mangeable, mais un curieux goût de terre me revient en bouche (j’ai découvert la raison une fois de retour à la maison, j’explique ça dans l’épilogue). Et puis c’est très sec, on risque l’étouffement par fausse route à chaque respiration. On tente alors de se verser un peu de sauce sur le fonio pour voir si c’est plus facile à avaler. Par chance, ce n’est pas pimenté. On accommodera donc la graine de ce jus bien gras facilitant la déglutition. 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Comme nous sommes vraiment affamés, les appréhensions de nos chers petits aventuriers ne résistent pas longtemps. 
Ce plat minimaliste, à première vue frugal, s’avère finalement bien bourratif. La sensation de satiété nous envahit rapidement, il faut dire qu’on sature vite avec la sauce bien huileuse à la cacahuète… On a l’impression d’avoir du plomb dans l’estomac, l’œsophage et le gosier bien lubrifiés, sans compter les renvois graisseux presque immédiats. La digestion s’annonce compliquée
Nous sommes repus et déclarons forfait par K.O., pourtant notre plat est loin d’être terminé. Djienaba revient alors vers nous, ramasse nos cuillères (encore plus grasses qu’au départ de l’action), les jettent dans la bassine pour les rincer (dans l’eau qui n’a pas été changée). Les restes de fonio se décollent et se mettent à flotter à la surface… C’était donc ça les particules en suspension !!! Elle récupère notre plat et l’apporte, avec la bassine, aux trois autres toubabs qui papotent sur le banc. C’est à leur tour de manger… Je comprends alors que les cuillères ont voyagé de bouche en bouche avant nous, et elles continuent leur voyage après… De quoi diversifier et améliorer encore un peu plus notre système immunitaire !!!
 
Les capacités de résistance d’Estelle et Anthony déclarent forfait à leur tour. Ils s’écroulent de fatigue sur les lits de brousse et s’endorment d’épuisement.
 
Alors qu’on ne les attendait plus, notre guide et notre chauffeur arrivent avec Jean-Baptiste : ça y est, le 4×4 a enfin réussi à boucler l’ascension ! HIP HIP HIP HOURRA !!! Il aura quand même fallu 3h30… Aucun blessé n’est à déplorer dans la cohorte de jeunes qui a tracté et poussé le camion, OUF.

 
<< MERCI Esprit des Pierres… >>
 
Voyant Estelle et Anthony dormir à poings fermés à côté de nous, notre guide nous explique qu’il se dépêche de tout installer et de nous préparer à manger. 
<< Non non, surtout pas, merci ! Ne t’inquiète pas, Djienaba nous a déjà préparé et servi le repas et ça nous suffit largement. On reporte ce qui était prévu ce soir à demain midi, il n’y a pas de problème. >> 
Je me voyais mal remettre le couvert…
 
Au milieu de l’effervescence des allers et venues, Jean-Baptiste nous informe qu’il nous donne sa maison pour dormir tous les quatre cette nuit, pendant que sa famille et lui iront dormir dans les tentes queshua qu’il a sorties tout à l’heure. Je suis extrêmement gênée. Nous avons beau lui répéter que nous avons tout ce qu’il faut pour bivouaquer, il insiste beaucoup. C’est une question d’honneur, sa façon à lui de nous remercier pour tout ce que nous (tous ceux de l’association « De l’Eau pour Iwol ») avons fait pour le village. 
Impossible de refuser… 
Philéas et moi récupérons donc tous nos sacs et allons les déposer dans la case de Jean-Baptiste et Adèle. Notre guide en profite pour y stocker, par la même occasion, tout notre attirail et nos victuailles. On ne voit pas grand-chose, alors on pose les affaires par terre au milieu. Je scanne la pièce avec ma lampe frontale et je vois, contre le mur de chaque côté, deux lits de brousse recouverts de ce que je pensais être une sorte de mince matelas. En fait, il ne s’agit que d’un grand tissu posé sur le « sommier » fait de planchettes et rondins de bois. J’ai mal au dos rien qu’en les regardant, mais je suis tellement épuisée et j’ai tellement sommeil que si j’avais pu, je me serais couchée direct.
 
Sauf que ça ne va pas être possible… Jean-Baptiste nous informe que tout est prêt, on nous attend pour lancer les festivités
Comme j’ai obtenu l’autorisation de photographier ce soir, je récupère mon appareil photo puis je retourne chercher Estelle et Anthony qui dorment tellement profondément que j’ai beaucoup de mal à les réveiller. Les pauvres, ils n’en peuvent vraiment plus. Ils râlent et bougonnent les yeux fermés pendant qu’on les aide(force) à se lever. Ils sont complètement à l’ouest et il nous faut les traîner en suivant la procession qui nous emmène à l’autre bout du village jusqu’à l’église. 
Les trois autres toubabs ne comprennent rien à ce qui se passe. Ils ne peuvent pas savoir que la fête qui va avoir lieu est organisée en notre honneur. Ils décident de suivre tout le cortège.
 
Nous slalomons minutieusement entre les cases. Avec nos seules lampes sur le front pour y voir quelque chose, la procession devient acrobatique. Il est difficile d’éclairer à la fois le sol pour vérifier où on met les pieds et éviter de tomber, et à la fois devant nous pour éviter soigneusement de se faire scalper par les bambous dépassant des charpentes, tout en guidant par les épaules nos petits explorateurs dans un état léthargique avancé.
 
En s’approchant de l’église, nous prenons conscience de la solennité du moment qui nous attend. Une foule silencieuse est debout tout autour de l’esplanade de terre battue située devant la grande case dédiée au culte religieux.
Jean-Baptiste nous explique que non seulement la quasi-totalité des villageois est présente, mais qu’en plus d’autres Bédiks de villages voisins ont fait le déplacement, ainsi que des Bédiks originaires d’Iwol vivant ailleurs mais revenus pour l’occasion. Depuis des mois que notre venue est annoncée, les populations locales nous attendent pour nous exprimer leur profonde gratitude et leur éternelle reconnaissance. J’étais vraiment très loin de m’imaginer l’ampleur que prendrait l’accueil incroyable qui nous est réservé, et ça finit par me mettre mal à l’aise car on n’a rien demandé de tel. 
Jean-Baptiste nous demande de le suivre, nous devons aller nous assoir avec tous les Chefs et autres représentants officiels. Il faut traverser toute l’esplanade devant tout le monde. Malgré l’obscurité totale, je sens tous les regards sur nous et je me liquéfie ; je traîne péniblement mes apprentis aventuriers dormant debout (alors que tout le monde les croit malade…), c’est de plus en plus gênant. 
Après avoir salué tous les dignitaires locaux, nous nous agglutinons sur un bout de banc posé devant les grosses pierres du mur de l’église. On n’y voit strictement rien, et je ne peux m’empêcher de penser que ces énormes caillasses constituent un abri idéal pour des bestioles rampantes et grimpantes…. chassez le naturel…. 
Aussitôt assis (du bout des fesses en ce qui me concerne), Anthony se roule en boule à côté de moi, la tête posée sur mes jambes et se rendort illico. Estelle reprend aussi sa nuit, avec mon épaule en guise de repose-tête. C’est tout juste si elle n’a pas un filet de bave qui lui coule du coin de la bouche. Je me sens quelque peu assaillie et immobilisée par ma progéniture, difficile de pouvoir bouger comme ça. Mais de toute façon, j’ai trop peur de m’appuyer le dos contre le mur, et puis je me penche en avant au maximum pour éviter d’avoir les cheveux en contact avec le chaume du toit de l’église qui descend jusqu’au niveau de la tête et qui doit grouiller de bestioles aussi. Je me retrouve donc dans une position super confortable d’équilibriste, avec mon sac sur le dos, mon appareil photo autour du cou, la lampe sur le front, bref, l’idéal pour passer une bonne soirée !!! 
Nous faisons face à toute l’assistance, et sur le côté, pas très loin de nous, j’aperçois les trois toubabs qui nous dévisagent, stupéfaits, en assistant à la scène. Le spectacle peut commencer…
 
Jean-Baptiste prend la parole en premier et, au nom de tous les habitants, nous renouvelle une énième fois leurs plus infinis remerciements pour leur avoir amené l’eau au village grâce au forage réalisé en mai 2014.
 
Philéas dira quelques mots à son tour, au nom de l’Association que nous représentons pour ce dernier jour de l’année 2014. Comme à son habitude, il sera bref et concis ! 
Enfin, c’est au tour des Chefs de s’exprimer, mais comme ils ne parlent pas français, on ne comprend absolument rien. Jean-Baptiste nous explique alors qu’ils ont spécialement préparé un discours très officiel, traduit et écrit par un « enfant du pays », un Bédik d’Iwol qui a réussi à l’école, puis au collège, puis au lycée et qui est maintenant étudiant en théologie à l’Université de Dakar. Ce jeune est là ce soir. Il s’approche, se présente à nous, et sort de sa poche une feuille de cahier d’écolier. Il a l’air d’avoir le trac, ses mains semblent trembler un peu. Jean-Baptiste lui tend une lampe torche pour éclairer le papier, et le jeune se met à nous lire le discours… qui se termine littéralement en homélie de fin de Messe invoquant notamment « maman Marie notre Dame de bonnes œuvres » (sic) ! 
C’était si surréaliste que j’en avais les poils dressés sur les bras, et la gorge serrée à certains moments où le message passé était très fort. 
(le discours complet mérite vraiment d'être lu, je l'ai intégralement reproduit "dans son jus", sans rien changer... c'est par ici )
 
Sa lecture terminée, l’étudiant nous confirme que nous allons maintenant voir ce dont Philéas rêve depuis si longtemps : un des rituels de danse des Masques… Je reconnais la transformation sur le visage de Philéas : la fatigue a laissé la place à la béatitude. Il bascule dans un autre monde, et moi avec lorsqu’on entend soudain les tamtams se mettre à battre le rythme, accompagnés par des sortes de grelots, et par les villageois qui frappent dans leur main. 
On aperçoit soudain les « Masques » surgir au loin, au milieu des femmes aux tenues chamarrées qui se mettent à chanter et à danser. 

 
Ce que nous vivons là est exceptionnel. Car en temps normal, les costumes traditionnels avec les masques ne sortent que lors des évènements/rites/rituels importants de leur tribu, à des périodes très précises, jamais juste pour des étrangers… Il ne s’agit absolument pas de folklore touristique. Dans leurs traditions, chaque évènement, très codifié, est lié à un Masque bien particulier.
 
Pour honorer notre présence, nous avons donc eu le grand privilège de découvrir les Masques « Samboumbou », très respectés des Bédiks.
 
Normalement, ces Masques sont fabriqués pendant l’hivernage (la saison des pluies), lors de la période harassante des travaux de culture. Les hommes portant cette tenue parcourent les parcelles agricoles en dansant et en chantant. Ce rituel a pour fonction d’effacer la fatigue des travailleurs de corvée dans les champs, et de leur donner de l’énergie et du courage pour redoubler d’efforts.
 
 
 

Ces Masques végétaux sont totalement éphémères, et donc entièrement faits à chaque nouvelle occasion de leur sortie. Ceux-là nous sont dédiés… La coiffe est tressée avec des feuilles de palme de rônier séchées et fait référence au porc-épic, l’emblème des Bédiks.
 
 

Petite parenthèse à propos du porc-épic

 
Traditionnellement, les femmes portent une épine de porc-épic leur traversant le cartilage séparant les deux narines. C’est d’ailleurs la seule ethnie qui utilise ça en guise de piercing.
 

Il n’y a plus beaucoup de porcs-épics dans le coin, du coup les femmes perpétuent cette coquetterie singulière en remplaçant désormais l’épine par tout autre chose, comme un bâton de sucette par exemple !!!  

 
 
fin de la parenthèse.
 
 
 
 
 

 
Le haut du costume est constitué d’une épaisse couche de feuilles de karité entourant le buste. On ne peut s’empêcher de penser au bonhomme Cetelem… 
 
 
 
 
En bas, les hommes portent un pagne fait de fibre et d’écorce de palmier. Cette jupette est si sèche et fragile que pendant toute la cérémonie, elle doit être hydratée très régulièrement. Pour cela, des jeunes, munis d’une calebasse remplie d’eau, suivent les hommes. Lorsque les Masques s’arrêtent pour danser sur place, les jeunes se remplissent la bouche de cette eau, se baissent au niveau du pagne puis y recrachent l’eau bruyamment en mode « brumisateur ».
 
Sans le flash de l’appareil photo, on n’aurait jamais pu voir ni comprendre cette manœuvre. 
 
 
Les bras sont noircis au charbon
Chacun tient une longue canne, tandis qu’un bouquet de feuilles pendouille au poignet gauche
Dans la main droite, ils ont une sorte de cloche en fer qu’ils font tinter en tapotant dessus avec un anneau porté au pouce. En même temps, ils émettent des sons graves avec leur gorge. 
 
Les mollets sont emballés dans de l’écorce de palmier et enserrés par des ficelles en raphia.
 
 
 
Enfin, leur visage est entièrement caché sous un tissu. Personne ne doit savoir qui incarne les Samboumbou. 
 
Ils font inlassablement le tour des « spectateurs ». A chacun de leur passage, quelques femmes sortent du rang, s’avancent et dansent autour d’eux. 
Djienaba la doyenne, malgré son âge, les suit en dansant.
 

Tout ce cérémonial, à peine éclairé par la seule lueur de la lune, est absolument irréel ; l’atmosphère et l’ambiance qui règnent sont très impressionnantes. Cela va même bien au-delà de la sensation de dépaysement. Je ne sais pas comment décrire ça avec des mots. Je sais juste que je ne pourrai jamais oublier ce dernier jour de l’année 2014. 

Je regrette qu’Estelle et Anthony n’aient pour ainsi dire rien vu de tout ça puisqu’ils dormaient. Je regrette aussi qu’on ne voit rien sur la vidéo, il faisait trop nuit, on n’entend que le son… 
 
J’ai beau être plongée en totale immersion dans ce monde inconnu, mon corps me rappelle à son bon souvenir. Il est 23h ; je sens que je vais finir par m’effondrer d’épuisement. Les chants en boucle et les danses répétitives battent leur plein, la soirée n’en est qu’à son début, ce qu’on vit est unique, mais je n’en peux vraiment plus. 
Je profite que Jean-Baptiste s’inquiète de savoir comment vont les enfants (qui dorment, affalés de tout leur poids sur moi) pour le rassurer et lui demander de nous raccompagner jusqu’à sa case. Je lui explique qu’ils ont juste besoin de dormir et que demain ça devrait aller mieux… Moi aussi il est vital que je dorme, sinon je vais exploser en vol avant la fin de l’aventure… 
Tant bien que mal, je réveille une fois de plus Estelle et Anthony qui me grognent dessus (à juste titre). Philéas en tire une par le bras, moi je prends l’autre qui n’arrive pas à ouvrir les yeux, et nous revoilà partis dans l’obscurité. Heureusement que Jean-Baptiste nous reconduit jusqu’à chez lui, car j’aurais été incapable de retrouver le chemin seule dans ces méandres. Je ne distingue même pas le fameux rônier repère pour suivre la bonne direction ! 
 
 << Esprit des Pierres, tu aurais pu éclairer un peu plus la lune quand même, on n’est pas nyctalope, on n’y voit vraiment rien là ! >>
 
Les quelques minutes de marche nécessaires pour traverser le village me paraissent des heures. 
Aussitôt arrivés à la case, sans autre salamalec, je remercie Jean-Baptiste et dit bonne nuit à Philéas qui, lui, retourne à la fête. On ne va donc pas pouvoir « fermer la porte » de la case… Il va falloir se contenter du tissu accroché devant l’entrée en guise de rideau. Je tente de me rassurer en me persuadant qu’on ne risque pas grand-chose ici. Et puis il y a des gosses assis sur le banc devant, donc s’il y a une bête sauvage qui s’approche, on les entendra gueuler avant toute hypothétique intrusion et/ou attaque ! 
Pas le temps de m’inquiéter plus que ça de toute façon. Je secoue un tantinet mes rejetons pour qu’on puisse se coucher le plus rapidement possible. Oui, car on n’est pas encore rendu : il nous reste juste à faire la petite expédition obligatoire « pipi-avant-d’aller-au-lit-même-si-pas-envie ». Je n’ai aucune intention de me lever cette nuit pour les vidanges de vessies… Là, une nouvelle fois, tu prends pleinement conscience de la chance d’avoir des wc à la maison. Pas besoin de s’équiper d’une lampe frontale, de penser à faire suivre un rouleau de PQ, de grimper en pleine nuit jusqu’à la fosse aux asticots, d’y faire une séance d’acrobatie en lévitation avant de pouvoir retourner t’allonger sur un tas de planches pour finir la nuit.
Comme ici il faut rationaliser le moindre déplacement, nous faisons suivre dans notre paquetage tout le nécessaire pour l’atelier « décapage-de-ratiches-nappées-de-sauce-arachide » : les brosses à dents et les dentifrices, une serviette, une bouteille d’eau minérale et les timbales pour le rinçage. A tour de rôle, la brosse dans la bouche pleine de mousse au goût suspect, la timbale dans l’autre main, l’un vise avec sa frontale le sol à éclairer pour celui qui tente de viser le trou tant bien que mal. 
Bref, la grande manœuvre se déroule comme si on avait l’habitude de faire ça ; tout porte à croire qu’on commence à maîtriser l’adaptation au milieu. 
 
De retour à la case, je vérifie qu’aucune bête indésirable ne s’est faufilée dans la pièce ouverte aux quatre vents. Je coince comme je peux le rideau devant la porte. Puis on s’installe pour la nuit avec coussin gonflable, veste polaire, bouteille d’eau, petite lampe led, montre. On se contentera d’enlever juste les chaussures pour se coucher. On restera habillé, avec les couvertures en laine du bivouac… 
Je ressens un grand soulagement quand je peux enfin m’allonger à mon tour, soulagement qui va vite se transformer en désespoir lorsque je me rends compte à quel point ces lits de brousse sont on-ne-peut-plus inconfortables. Mon dos et mon bassin crient au secours, je n’arrive pas à me caler sur le côté tellement les rondins de bois me font mal partout. Après avoir gigoté dans tous les sens, tel un chien agité tournant frénétiquement dans son coucouche-panier, je finis par choisir une position sur le dos, celle où je sens le moins les bouts de bois dépasser. Je parviens à caler mes omoplates et mon coccyx entre les « lattes » et je ne bouge plus ! L’épuisement (et un petit cachet) m’emporteront dans les bras de Morphée…

 
<< Bonne nuit Esprit des Pierres, veille sur nous… >>
 
Pendant ce temps, Philéas est donc retourné à la fête avec Jean-Baptiste. Mais l’ambiance va basculer… 
Alors qu’il reprend place avec tout le gratin local, il constate que les esprits se sont échauffés, le vin de palme coule à flot et les effets secondaires se font sentir !!! Djienaba a servi une nouvelle énorme gamelle de fonio/sauce arachide. Ce devait être la ration « apéritif » tout-à-l’heure. Philéas a beau être en pleine digestion laborieuse, il devra faire honneur au partage du plat avec tous les Chefs. Il fait semblant de se servir et manger, dans l’obscurité, personne ne se rend compte de sa feinte.
Soudain, des cris se font entendre au loin. Un vent de panique se propage dans la foule. Des hommes partent en courant, machette à la main. Philéas ne comprend pas ce qui se passe. Il interroge les personnes près de lui, et l’un d’eux lui explique affolé :  
<< Ce sont les Peuls !!! Ils profitent que tout le village est réuni ici pour nous attaquer. Ils veulent nous voler du bétail. Il faut vite y aller !!! On a juste laissé les enfants devant les cases pour surveiller. >> 
Philéas, courageux mais pas téméraire, n’est quand même pas rassuré. Il lui répond :  
<< euh… moi je reste là… >> 
(au cas où ça dégénère… aucune envie de prendre un coup de machette perdu…)
 
Il ne voit rien de ce qui se passe réellement en bas du village, mais il entend bien le raffut.
Quelques minutes plus tard, tout se calme, les villageois remontent à l’église comme si de rien n’était. Jean-Baptiste rejoint Philéas et lui dit :  
<< Ce n’étaient pas les Peuls. C’était encore le léopard qui a attaqué et bouffé une de nos chèvres à côté d’une case ! >>
 
Philéas reste pantois. Le léopard aurait très bien pu bouffer un des gosses qui « gardent » les cases, c’était pareil… 
Le léopard aurait très bien pu aussi nous faire une petite visite pendant notre sommeil, ce n’est pas le rideau qui l’aurait empêché de rentrer !!!
 
Cet évènement, pour le moins inattendu et insolite, décidera finalement Philéas à aller se coucher à son tour peu après minuit. 
Il a pris soin de bien coincer la porte en rentrant, le léopard rode toujours dans les parages, il n’a pas pu être capturé…
 
 
(BREAKING NEWS : le léopard-mangeur-de-chèvres qui semait la panique à Iwol n’est plus… R.I.P. Après des mois de traque, en décembre 2015, de courageux villageois ont croisé l’animal sur la piste à hauteur du sentier menant au village voisin d’ANDIEL. Ils l’ont attendu en embuscade planqués dans un arbre, et l’ont zigouillé d’un coup de fusil. La sérénité et la sécurité nocturne sont revenues chez les Bédiks…)
 
 

[…]

 

 
EPILOGUE :
 
Nous avons mis au congélateur les kilos de fonio ramenés à la maison afin de détruire par le froid tous les germes/parasites/bactéries/champignons/et autres particules potentiellement pathogènes.
 
Quelques jours plus tard, nous en avons sorti un peu pour faire une dégustation.
 
Avant de la faire cuire à la vapeur comme le couscous, Philéas a voulu rincer la graine de fonio : bien lui en a pris !!! Le premier jus de trempage est instantanément devenu marronnasse avec de la terre qui s’est déposée au fond du saladier. Il a donc fait un deuxième rinçage, avec le même résultat, puis un troisième, puis un quatrième, et encore un cinquième… Quand on a vu la quantité de terre enlevée du fonio, on a mieux compris pourquoi on a eu ce goût de terre qui nous est revenu en bouche lorsqu’on en a mangé à Iwol !!! 
 
Il nous reste encore du fonio au congélateur. Si quelqu’un est tenté par une aventure gustative unique et inoubliable, qu’il se fasse connaître !!! La Fogues family se fera un plaisir de vous initier…

 
 
 
————————— 
récit complet de l’intégralité de notre aventure 
à lire (et regarder) en cliquant ici

2 Comments on “Extraordinaire Jour de l’An chez les Bédiks d’Iwol

  1. Merci à toi pour ton commentaire !
    Quand un récit est apprécié d'un lecteur, il n'est jamais trop long ;)… S'il ne lit pas jusqu'au bout c'est qu'il ne l'a pas intéressé (et c'est son droit). Mais c'est un avis qui n'engage que moi bien-sûr !

  2. Wow ! C'est long mais c'est bon ! Merci de nous avoir fait partager ce moment intense et plein d'émotions.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *