[ #HistoiresExpatriées ] Le corps ailleurs…

https://occhiodilucie.com/
 
(édition n°1008/2018)
(avec pour marraine Maëva, expatriée en Angleterre)

Thème proposé

MON PAYS ET MON CORPS

 
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Précédemment dans #HistoiresExpatriées n°6

《 […] le corps humain peut avoir de sacrées réactions lorsqu’il est soumis à un climat très différent. Il faut reconnaître que lorsque l’on ne s’y attend pas, l’adaptation physiologique naturelle peut être impressionnante et inquiéter outre mesure.  […]

C’est à Kaolack que ma parenthèse expatriée a commencé. À la période où j’y ai débarqué, il y faisait jusqu’à 42° à l’ombre durant la journée ! La température ne descendait guère en dessous des 25° la nuit, ce qui ne laissait pas vraiment de répit à nos corps éprouvés. Sans compter que le logement où l’on habitait n’était pas isolé (concept inexistant là-bas), ouvert aux quatre vents, et qu’il n’avait ni clim ni ventilateur. J’avais beau être une fille du sud de la France habituée aux étés chauds parfois caniculaires, le choc a été puissant. Mon système interne de régulation thermique a complètement déraillé, à tel point que les premières semaines, je faisais des malaises. J’avais parfois l’impression de ressembler à un homard ébouillanté ?.

On a aussi eu des problèmes de peau à force de transpirer à grosses gouttes. La sueur est acide. C’est quand on sue excessivement et en permanence que l’on s’en rend compte. Au bout de quelques jours, la métamorphose épidermique commence : la transpiration provoque des irritations et surtout une spectaculaire pelade. La partie du corps où le phénomène a été le plus impressionnant pour nous, c’étaient les pieds. C’était dégueulasse !
N’ayant aucune photo personnelle de cet épisode cutané de l’extrême, pour illustrer cette manifestation physique peu ragoûtante, j’ai trouvé sur internet une image animée qui se rapproche assez bien de la mue subie par nos pauvres pieds…
C’est ce qui s’appelle faire peau neuve ? ! Plus efficace qu’une exfoliation ou qu’une séance de pédi-fish !

 

Voilà, le décor est planté ? !
Mon expérience expatriée en terre africaine abordant ce vaste thème du corps va sans doute encore être perçue comme “une histoire de fous”… J’en suis bien désolée mais je ne vais pas réinventer mon histoire ?, je l’édulcore déjà bien assez.

Avant d’y revenir, je vais d’abord un peu parler du rapport au corps au Sénégal à l’époque lointaine où j’y vivais (au milieu des années 90).

 
 
Le rapport au corps dans la culture Sénégalaise.

Je ne suis pas du tout spécialiste de la question. Je n’ai appréhendé que quelques aspects lorsque j’habitais là-bas car ce n’était pas forcément quelque chose sur lequel il était facile d’échanger librement. Une forme de pudeur culturelle existait au Sénégal. Appelée kersa en wolof, elle pouvait être très forte, certains sujets étant plus ou moins tabou. La frontière à ne pas franchir était ténue, j’ai parfois été sur le fil du rasoir entre ma curiosité débordante par envie de découvrir la culture locale et la gaffe de mettre copieusement les pieds dans le plat…

Toutefois, j’ai vite constaté que le culte du corps, et plus généralement l’art du “paraître”, est quelque chose de prépondérant, de culturellement incontournable. J’ai même eu l’impression parfois que cette “nécessité des apparences” pouvait devenir prioritaire aux besoins primaires. Pour étayer mon sentiment, je donne simplement quelques exemples m’ayant le plus frappée.
Avoir une télé et le faire ostensiblement savoir à tout le monde en la mettant bien en évidence à l’extérieur devant le logement, alors que la famille vit pourtant dans un dénuement total.
Parader fièrement vêtue d’un boubou* sophistiqué, agrémenté d’un “foulard” assorti noué et posé sur la tête, le tout confectionné dans les tissus les plus somptueux, et avoir payé tout ça tellement cher qu’il n’y a plus assez d’argent pour acheter de quoi se nourrir suffisamment.

*boubou = longue et large tunique chamarrée constituant le vêtement typique d’Afrique de l’Ouest. Le boubou est aussi bien porté par les hommes (par-dessus leur pantalon) que par les femmes (par-dessus un autre pan de tissu assorti enroulé autour de la taille en guise de pagne).

 
Montrer des “signes extérieurs de richesse” me semblait être une question d’honneur et d’amour propre. Ainsi, les femmes ne rechignaient jamais non plus à afficher leurs chaussures, ou encore leurs multiples bijoux qu’elles pouvaient porter un peu partout sur le corps, y compris à la taille, sur les hanches et aux chevilles.
Elles vouaient aussi une véritable passion pour leur coiffure. Elles pouvaient passer des heures à se faire tresser. À la place des nattes, certaines préféraient porter la plus tape-à-l’œil perruque-moumoute-postiche 100% sisal (ou laine). Effet macération-sous-moquette garantie !
Elles étaient toujours fières, coquettes et très séductrices. Les rivalités allaient bon train…

En matière de pudeur à géométrie variable, j’en donnais un petit exemple dans un précédent article :

[…] je n’avais pas trop su comment réagir la première fois où je m’étais retrouvée face à ma “Fatou” (= “Bonne”) assise par terre dans la cuisine, les seins à l’air, en train d’allaiter son petit dernier pendant qu’elle décortiquait des crevettes avec un autre de ses enfants. J’étais tellement gênée de la “surprendre” à moitié dévêtue dans ce moment d’intimité… J’avais tourné le dos et m’étais excusée mais, pour elle, il n’y avait aucun problème.
À l’inverse, si porter des shorts, ou autres tenues courtes, était pour moi naturel vue la chaleur épouvantable qu’il régnait là-bas, c’était inconcevable et inconvenant pour elle, les jambes ne devant jamais être découvertes, aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

J’étais aussi restée perplexe et consternée lorsque j’ai expérimenté les limites opportunistes de la pudeur sensuelle sénégalaise. Aborder le sujet assez tabou des relations charnelles était plutôt délicat. Sauf pour certain(e)s qui ne s’embarrassaient pas du tout des convenances locales lorsqu’il s’agissait de tenter la pêche au toubab histoire d’arrondir ses fins de mois !
Je repense à deux situations qui m’avaient particulièrement choquée.

Un jour, en déplacement avec Philéas, alors qu’on roulait sur une des indescriptibles routes du Sénégal profond, on se prend un énorme trou à l’entrée d’un village : le pneu d’une roue éclate, on se retrouve à rouler sur la jante. On s’arrête sur le bas-côté.
Comme à chaque fois dans pareil cas, c’est l’attroupement général autour du véhicule. Je reste dans la voiture en plein cagnard pour garder les affaires pendant que Philéas part à pied chercher le vulcanisateur du coin. Des enfants chahutent autour de moi ; l’un d’eux tient une poule vivante par les pattes et finit par me la balancer dessus. La pauvre poulette caquette et bat des ailes comme une hystérique et moi je pousse un cri de surprise (tout aussi hystérique) lorsque je reçois le volatile sur les genoux. Les gamins éclatent de rire. Ils sont de plus en plus nombreux et je ne suis plus trop sereine. C’est là que j’entends une voix masculine crier je-ne-sais-quoi aux mioches qui déguerpissent ventre à terre. Je sors de la voiture pour voir mon “sauveur” et là, je me retrouve face à un jeune homme grand et baraqué mais le regard un peu lubrique. Après le soulagement de m’avoir “débarrassée” des gosses devenus un peu trop entreprenants, c’est la peur qui m’envahit quand je le vois s’attraper le “membre actif” à travers son pantalon tout troué (le mythe de l’africain à trompe d’éléphant n’est pas qu’une légende apparemment) et “me le tend” en me le proposant en guise de lot de consolation. Autant dire que j’ai eu très peur, plantée là en pleine pampa, avec Philéas qui ne revenait jamais avec la roue réparée… Heureusement pour moi, il n’a pas été trop insistant et a rapidement tourné les talons.

Une autre fois, alors qu’on était à notre domicile, on entend quelqu’un appeler au portillon dehors. Philéas sort voir qui est là. On n’attend personne mais comme je l’entends discuter, je le rejoins. Là, je découvre une fille, très légèrement vêtue, qui devait avoir 15 ans à tout casser. Elle était en train de proposer ses services pour une nuit ! Philéas lui explique qu’il n’est pas intéressé, ni par elle ni par aucune autre de ses copines. Ce à quoi elle répond, dans le plus grand des calmes, en s’adressant à moi et avec un aplomb me laissant bouche bée :
mais tu peux participer Madame si tu veux, pas de problème pour moi à trois. Je te fais un prix d’amis. 》.
On lui a dit de partir et de ne plus revenir.
Je savais que cette pratique est malheureusement assez courante (sans commentaires !), mais, naïvement, je pensais que c’était ciblé expat’ solo… Je suis tombée de haut !

 
 
 
Critères esthétiques : hommes VS femmes.

Le culte du corps se manifeste différemment chez les hommes et chez les femmes.

Pour schématiser, les jeunes sénégalais se doivent d’être affûtés, fuselés, charpentés, musclés pour montrer tout leur potentiel de puissance. La force physique équivaut à la force vitale (et accessoirement sexuelle… Très important cet aspect…). Un tout maigrichon sans suffisamment de viande autour des os ne fera donc pas fantasmer la gente féminine.
Pour sculpter et entretenir leur carrosserie, ces jeunes étalons bourrés de testostérone font des activités physiques à outrance avec tous les moyens du bord. Il ne faut pas s’étonner de voir des garçons courir, faire des pompes, des abdos ou des tractions n’importe où. Ils jouent beaucoup au ballon aussi (s’il n’y a pas de ballon, courir après tout autre chose pouvant être shootée du pied fait très bien l’affaire), et la plupart pratique ou a déjà pratiqué le sport national : la lutte sénégalaise. C’est toujours assez bluffant et impressionnant de découvrir leurs tablettes de chocolat noir qui ne fondent jamais au soleil !
En revanche, une fois mariés, puis en avançant dans l’âge, il est de bon ton pour les hommes de se laisser pousser un peu la bedaine, en guise de preuve de réussite.
Bref, avant d’être casés, les garçons doivent être profilés pour être perçus comme vigoureux. Après, ils peuvent s’afficher plus ou moins ventripotents, sans oublier toutefois de conserver de la robustesse.

En ce qui concerne ces dames, plus elles disposent de reliefs corporels idéalement placés et plus leur capital séduction grimpe.
Au Sénégal, comme dans beaucoup d’autres pays africains, c’est culturel : les femmes doivent avoir des formes généreuses, être opulentes, pulpeuses, collectionner les rondeurs. Même si généralement aucune ne naît avec de l’embonpoint, il leur faudra devenir dodue à souhait puis l’entretenir méticuleusement.
Traditionnellement, les formes corpulentes sont signes de “richesse”, d’abondance, de bonne santé et de fertilité. L’idéal féminin traditionnel sénégalais est une driyanké, terme wolof qui pourrait se traduire par “enveloppée” ou “enrobée”. Ses formes débordantes sont une véritable arme de séduction irrésistible.
À l’inverse, les femmes maigres sont considérées comme pauvres et en mauvaise santé.
Bref, tout comme jusqu’au siècle dernier en Europe, c’est le dicton Mieux vaut faire envie que pitié ! qui s’applique.

Une partie spécifique du corps féminin est tout particulièrement emblématique : le fessier. Véritable african touch, l’arrière-train naturellement bombé des africaines est mythique ! Là-bas, on dit d’une femme à la croupe bien cambrée avec fesses hautes, charnues et rebondies qu’elle est bien “dotée”.
Les sénégalaises savent jouer de leur atout en balançant savamment leur cul avec indolence lorsqu’elles marchent, de quoi hypnotiser tous les mâles qui croisent leur chemin.
Elles maîtrisent aussi les mouvements de danse mettant en vedette leur attribut ferme et “bombu”, et notamment ce qu’on appelle la “danse du ventilateur”. Inutile de faire un dessin, le but est de brasser l’air avec son royal séant ! Danser de cette manière outrancière et provocatrice (de mon point de vue), je trouvais ça très paradoxal pour un pays très pudique sur bien des sujets… Ceci dit, cela ne m’a pas empêché d’être initiée à ce délicat (et pas si facile que ça) mouvement rotatoire du popotin. Je n’avais pas de ventilateur chez moi, mais j’étais parvenue à savoir ventiler pas trop mal avec le cul ? ! Bon, cette pratique n’est pas comme le vélo : j’ai tout perdu. Je m’en suis rendue compte involontairement il y a quelques années, lors d’un family trip au Sénégal où j’ai été poussée à réessayer, et ce fut… comment dire… laborieux (et ridicule)… Allez, la preuve en images, c’est cadeau ! (vous avez le droit de rire mais pas de vous moquer… Merci ? ! )

 
Depuis l’époque où je vivais là-bas, manifestement les standards de beauté ont considérablement évolué grâce à (j’aurais plutôt tendance à dire “à cause de”…) la déferlante internet et ses insidieux réseaux sociaux ! Les nouvelles générations de filles succombent aux chants des sirènes de l’occidentalisation en tombant, elles aussi, sous le diktat de la beauté et du corps parfait à tout prix, de préférence selon les critères occidentaux.
Pour les jeunes femmes sénégalaises urbaines d’aujourd’hui, être en phase avec son époque consiste à s’habiller de manière sexy et provocante. Et pourtant, paradoxalement, le règne de la mal-bouffe, avec les problèmes d’obésité en découlant, s’est aussi immiscé dans la culture ancestrale de la magnificence du corps féminin généreusement enrobé.
Il faut néanmoins préciser que dans ce phénomène de changement radical des mentalités, l’exode rural et l’urbanisation croissante ont également leur part de responsabilité.
 
 
 
Traditions ancestrales corporelles tenaces...

Bien que les chosent aient tendance à évoluer (à la vitesse d’un escargot léthargique), certaines pratiques profondément ancrées persistent et se perpétuent.

Tel est le cas, par exemple, du fléau de la dépigmentation. Alors que c’est dangereux pour la santé, se blanchir la peau, avec notamment un produit appelé khessal (xessal), est monnaie courante. C’est un véritable problème de santé publique, surtout quand on sait que les mixtures utilisées pour s’éclaircir peuvent contenir du verre pilé et de l’eau de javel, ou du mercure, ou de l’ammoniaque…

Une autre tradition, propre à certaines populations rurales, est la scarification. C’est un peu assimilé à une forme de tatouage, mais en relief. Il s’agit d’incisions pratiquées sur le visage et/ou le corps. Ces “balafres” sont souvent un signe d’appartenance ethnique, notamment chez les Peuls ou les Toucouleurs au Sénégal. Avec la propagation du VIH, cette coutume tendrait à disparaître.

Autres rituels considérés comme initiatiques (passage à l’âge adulte, sortie de l’enfance) : la circoncision et l’excision.

Le premier de ces deux rites concerne tous les garçons, qu’ils soient de confession musulmane ou pas. Les petits sénégalais s’y soumettent avant l’âge de 12-13 ans. On reconnaît facilement les “fraîchement décapsulés” à leur tenue spécifique : ils portent une tunique blanche ample et une sorte de bonnet blanc sur la tête.

Quant au second rite, cette effroyable pratique de mutilation génitale des filles est désormais interdite au Sénégal. Pourtant, elle reste encore trop pratiquée clandestinement, en toute illégalité. Le poids des traditions est si profondément ancré, et le sujet tellement tabou, que changer les mentalités semble presque mission impossible, encore plus dans les régions reculées.
On pourrait penser qu’une prise de conscience collective des femmes devrait suffire à éradiquer ces barbaries. Mais malgré les campagnes d’informations et de sensibilisation, ce sont les femmes elles-mêmes qui continuent à infliger ça aux filles (âgées entre 5 et 15 ans, mais c’est parfois fait bien avant…). Les conséquences physiques en découlant tout au long de leur vie sont désastreuses. Mais les femmes ignorent complètement que bon nombre des problèmes “intimes” qu’elles peuvent rencontrer proviennent de là.
Vu de l’Occident, c’est totalement insensé, incompréhensible, ça dépasse l’entendement. Refuser de telles souffrances devrait être universel. Manifestement, ce n’est pas aussi simple que ça… Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, même pour un tel phénomène. Une seule fois, on m’a vaguement expliqué à demi-mots que sans ce rite de passage obligé, les filles ne sont pas socialement intégrées, et ça peut même aboutir à l’exclusion de toute la famille. La pression sociale et familiale est telle que celles qui ne sont pas excisées sont rejetées, stigmatisées et aucun homme ne voudrait d’elles car c’est la condition pour être “bonne à mariée”. Et comme là-bas, une femme doit avoir un mari…
Je ne comprends pas comment des femmes ayant elles-mêmes subi ça dans leur chair, puissent accepter (et vouloir) reproduire cette torture à des fillettes de leur propre famille. Ni comment des femmes puissent pratiquer cet acte abominable. Car exciseuse est un “métier”, à l’origine issu de lignées familiales de forgerons. Les familles paient cher pour ça, c’est une question d’honneur. À mes yeux, c’est plutôt une histoire d’horreur

 
 
Et mon corps expatrié dans tout ça alors ?
 
Je commence par une petite anecdote, à propos de l’image qu’on renvoyait auprès des locaux parfois. 
Philéas avec ses yeux bleus, moi avec mon épaisse et longue tignasse rouquine bouclée (à cette époque) et mes taches de rousseur un peu partout sur le corps et le visage donnant l’impression que j’avais bronzé à travers une passoire, et tous les deux avec nos peaux blanches comme des culs au début, autant dire que plus d’une fois, lorsqu’on arrivait quelque part c’était comme si des extra-terrestres débarquaient ! Surtout lorsqu’on allait en brousse, jusque dans des endroits où certains n’avaient carrément jamais vu de “blanc” avant nous (oui oui, c’est déjà arrivé)
Je ne compte plus le nombre de mains plongeant dans mes cheveux, les tripotant, les reniflant, y tirant dessus, les tortillant (et y faisant des nœuds au passage). J’ai eu l’impression d’être une bête de foire, c’était très gênant.

Ce ne fut pas uniquement un énorme choc culturel que j’ai pris en pleine poire en partant vivre ma parenthèse expatriée au Sénégal. Ce fut aussi un gros choc physiologique auquel je ne m’attendais pas du tout non plus ! Mon corps ne me disait pas merci…
J’ai découvert des sensations qui m’étaient jusqu’alors totalement inconnues. Par exemple, tout ce qui était en lien avec la chaleur suffocante implacable m’a vraiment beaucoup perturbée.

Je me rappelle la première fois où Philéas m’a embarquée en mission avec lui à Tambacounda, porte d’entrée de la région du Sénégal oriental, l’une des plus chaudes du pays. Là-bas, c’est l’antichambre des brasiers de l’enfer, tu as l’impression d’arriver dans un four thermostat 8. Il y fait une cinquantaine de degrés à l’ombre, un truc de malade ! Je trouvais que Kaolack, avec ses 42 degrés, c’était déjà énorme, mais alors là, j’ai bien cru mourir.
Le plus flippant pour moi a été de ne pouvoir respirer (avec difficulté) que de l’air bouillant très sec en ayant la sensation (extrêmement désagréable) que mes poumons étaient littéralement en train de cuire de l’intérieur… J’ai fini par plus ou moins m’y habituer (pas vraiment le choix de toute façon), mais au début je dois reconnaître que j’étais un peu en panique, ne sachant pas vraiment comment gérer ça…
C’était la même chose avec les chocs thermiques qu’on encaissait quand on se déplaçait avec un collègue expat’ vivant là-bas : sa voiture était dotée de l’air conditionné (chance indécente, bonheur de l’extrême, luxe suprême pour l’époque !!!). Ces moments étaient de véritables répits pour nos corps suppliciés.
Le summum pour moi a été la fois où on est allé jusqu’au village (extrêmement reculé) de Wassadou, au Sud du pays, tout près de la frontière avec la Guinée-Bissau. Pendant les heures de trajet, on roulait avec 20-25° dans la bagnole. Quand on est arrivé à destination, à l’heure la plus chaude de la journée, dehors les 50° étaient allègrement dépassés ! Je suis sortie de la voiture sans trop faire attention… et j’ai failli tomber dans les pommes en me prenant de plein fouet plus de 25 degrés d’amplitude thermique. Mon visage a viré au rouge coquelicot perlé de sueur (c’est limite si de la vapeur ne sortait pas de chacun de mes pores). Il m’a fallu aller m’asseoir à l’ombre sous les manguiers pour reprendre mes esprits et tenter de calmer mon souffle haletant et mon rythme cardiaque trop palpitant.

 
 
Avec Philéas, nous avons accumulé les pépins de santé, nos organismes ayant eu beaucoup de mal à s’adapter au climat, à l’environnement et aux microbes locaux.
Je ne vais pas faire ici un inventaire exhaustif détaillé, il y aurait tellement à raconter que ce serait beaucoup trop long (et pas super passionnant !). Relater seulement quelques-unes de nos péripéties médicales suffira bien assez à donner une idée.
 
Il paraît qu’il faut savoir écouter son corps, il est capable de nous “parler” en provoquant des manifestations physiologiques diverses et variées, plus ou moins réjouissantes…
Si j’avais su ça à l’époque où j’ai mis les voiles, peut-être que j’aurais pris mes jambes à mon cou et serais rentrée fissa au bercail ! Ou pas… étant donné la motivation extrême que j’avais à (me) prouver que, moi, la fille chichiteuse, “j’étais capable” de vivre et d’aller au bout de cette aventure…
Bref, toujours est-il que mon corps de chochotte délicate n’a pas mis longtemps à me manifester son rejet viscéral (c’est le cas de la dire !) de l’endroit paradisiaque où j’ai débarqué

À peine une douzaine de jours après avoir rejoint Philéas au Sénégal, je suis tombée malade. L’inévitable tourista, magnifique cadeau de bienvenue des contrées exotiques, s’est transformée en méchante gastro avec le combo fièvre à plus de 39° et vidanges massives par les deux extrémités de ma tuyauterie ! La cerise sur le gâteau est que ça s’est déclaré en pleine virée pêche en pirogue dans les bolongs du Siné Saloum. Il faisait extrêmement chaud mais moi je grelottais, je claquais des dents, j’avais très mal à la tête. De retour sur la terre ferme la nuit venue, après avoir couru vomir mes tripes au pied d’un baobab, il a fallu reprendre le chemin retour pour rentrer “chez nous” à 47 kms de là. Le cauchemar : ces 47 kms se parcouraient en… 1h30, dont un passage apocalyptique de 17 kms nécessitant 1h à lui tout seul ! Et pendant tout ce temps, ballotée dans tous les sens, j’agonisais en dégoupillant de la bile par la vitre de la voiture… (amis de la poésie, bon appétit !)

Après cette merveilleuse mutinerie interne de mes boyaux avec nettoyage de fond en comble de mes canalisations, je n’ai eu que quelques jours de répit avant de retomber malade. Cette fois-ci, j’ai chopé le paludisme (= la malaria). C’était un peu inévitable étant donné que j’étais le garde-manger des escadrons de moustiques qui se gavaient de mon sang avec frénésie depuis l’instant où j’étais sortie de l’avion le jour de mon arrivée.
Heureusement que je prenais un traitement antipaludéen de niveau II, ça m’a permis de ne pas en crever, mais juste de l’avoir “moins fort”… Ceci dit, les effets secondaires du traitement que j’ai pris pour me soigner ont été encore pire que les symptômes du palu. Le pied total !
Avoir une très forte fièvre alors qu’il fait 42° à l’ombre, c’est une expérience abominable !

Philéas l’a attrapé à son tour le mois suivant, mais il a beaucoup plus dégusté que moi. Il l’a eu bien plus fort car il ne prenait que le traitement minimal (insuffisant pour là-bas, mais il refusait de prendre plus). Pour lui, ce fut violent. Il a commencé par être cyanosé, les lèvres bleutées, tremblant et tressaillant de tout son corps. Puis la nuit, il se vidait tellement de flotte, qu’on aurait dit qu’il se liquéfiait de l’intérieur (il a perdu 5 kg en une seule nuit, et pourtant il n’était déjà pas bien épais…). Il ruisselait de sueur. Il tremblait à tel point qu’il s’arrêtait de respirer régulièrement pour tenter de calmer son corps au bord de la convulsion. Et moi, à chaque fois, je croyais qu’il faisait un arrêt cardiaque alors je lui tapais le torse avec mon poing pour qu’il reprenne son souffle. Cette nuit-là, j’ai bien cru que j’allais finir veuve avant même d’être mariée…

Après mon premier mois là-bas, j’avais perdu mes kilos superflus ! 
Beaucoup plus efficace qu’un régime drastique,
il existe l’expatriation au fin fond de l’Afrique… 

Philéas a encore plus maigri que moi, il faisait peur à voir : un corps décharné. Au pire de sa situation, il est devenu si squelettique que lorsqu’il a dû se faire lui-même des injections (pour un autre souci de santé), il n’avait pas assez de chair dans les fesses, l’aiguille de la piqûre “rebondissait” sur l’os de son bassin !

Dans les autres joyeusetés testées là-bas, il y a eu aussi la méga réaction allergique cutanée que j’ai faite après avoir mangé pour la première fois de ma vie une grosse araignée de mer. Des plaques rouges me sont sorties partout sur le corps. Les démangeaisons étaient insupportables, en plus d’être douloureuses avec l’acidité de la sueur trop abondante et la chaleur ambiante cuisante… Je me serais arrachée la peau, de quoi te rendre fou !

On a chopé le pompon lors d’un week-end passé au bord de la mer. Alors qu’on faisait les lézards sur les transats à l’ombre des filaos, Philéas s’est fait “piquer”(mordre ?) au-dessus de la pommette par une petite fourmi. Rien de bien méchant à priori. Sauf que les jours suivants, ça s’est gravement infecté, au point qu’il s’est réveillé un beau matin avec la moitié du visage qui avait doublé de volume ! Il ne ressemblait quand même pas à Coluche dans le film Banzaï, mais il y avait un peu de l’idée…
La piqûre s’est transformée alors en un énorme furoncle purulent des plus appétissants d’où s’écoulait un impressionnant flot de pus épais verdâtre dégoûtant. Il a fallu aller le faire ponctionner et mécher chez le docteur du coin, la douleur devenant trop intense.
Arrivés au cabinet médical, on découvre la secrétaire très appliquée à la tâche qui l’occupe. Il y a un tas de morceaux de (ce qu’on pensait être du) tissu sur son bureau. Elle en prend un, l’étale lentement et l’aplatit méticuleusement en le pressant bien avec ses mains comme pour le repasser. Puis elle le récupère pour le déposer dans une espèce de boîte sur laquelle il y a inscrit [compresses stériles] ? ! Et elle passe au morceau suivant.

Conditions sanitaires optimales pour repartir de là avec une septicémie en cadeau bonux…

Arrive le tour de Philéas.
Il suit le docteur dans une petite salle (de torture ? de mise à mort ?) et va s’allonger sur la table (d’examen ? d’autopsie ?) qui s’y trouve pendant que l’infirmier enfile un tablier de boucher et sort tout le matériel (je n’ai pas revu la boîte de compresses stériles…). Ils lui mettent une espèce de torchon sur le visage, et y font un trou pour pouvoir laisser passer le “bulbe”. C’est donc ça qui fait office de champ stérile… Ils lui font une anesthésie locale puis l’infirmier se met à appuyer et à presser de toutes ses forces pour vider le furoncle. Philéas dit ne pas souffrir, mais pourtant je vois son corps sursauter sous les assauts répétés de son bourreau… Finalement, il faut agrandir l’orifice au ciseau chirurgical afin de réussir à faire sortir tout ce qu’il y a dedans avec les énormes bourbillons. Ce qui est extrait de là est indescriptible (et super dégueulasse) !
Scène d’horreur à laquelle j’assiste, impuissante, tétanisée et éberluée, du début jusqu’à la fin en flippant en silence…
Quand la ponction/curetage a été terminée, le docteur a pris des bandes de gaze, les a copieusement imbibées de bétadine (là au moins, j’étais sûre que les microbes seraient exterminés…) et les a fourrées (assez brutalement) dans la plaie jusqu’à combler tout le trou béant. Puis, après lui avoir grossièrement scotché un pansement sur le visage, hop, on est repartis comme on est arrivés.

Il s’est avéré que ce furoncle a été le premier d’une longue série. C’est devenu chronique : très régulièrement, il lui en sortait un quelque part sur le corps. Et comme c’était super contagieux, j’ai fini par être contaminée à mon tour ! C’était le concours de giga boutons surinfectés douloureux : un tour chacun, pas de jaloux…
Nous avons terminé les derniers mois de notre parenthèse expatriée avec une super furonculose chacun, que nous avons ramenée en souvenir à notre retour au bercail… Car aucun des traitements administrés là-bas n’a réussi à éradiquer l’infection. Pourtant, on était allés à l’Institut Pasteur à Dakar pour que Philéas se fasse faire un prélèvement afin d’établir un antibiogramme pour savoir quel antibiotique prendre. On a alors découvert qu’il avait chopé un staphylocoque doré. Génial ! Sauf que voilà : l’antibiogramme rendu présentait les résultats “à l’envers” (erreur de saisie de compte rendu…), et Philéas s’est gavé pendant des mois de tous les antibiotiques auxquels le staphylo était résistant en réalité… Ce n’est qu’une fois rentrés en France qu’un labo s’est rendu compte de la méprise en réalisant un nouvel antibiogramme sur un nouveau prélèvement.

Happy end puisque Philéas a finalement pris le bon traitement de cheval (et moi avec) et a été définitivement guéri.
Nous avons toutefois conservé des cicatrices de quelques-uns des furoncles qu’on a développés…

Nos corps nous auront beaucoup parlé tout au long de notre parenthèse expatriée !
Il existerait aussi la “mémoire” du corps. Comme souvenir indélébile, on aurait quand même préféré mieux…

 

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Toutes les autres participations abordant ce thème sont listées en fin d’article ici.

10 Comments on “[ #HistoiresExpatriées ] Le corps ailleurs…

  1. Merci à toi Alexienne ? !
    J'aime beaucoup tes récits en dessins sur ton blog, sans compter que Madagascar fait partie des endroits de la planète qui me fascinent…

  2. Bonjour bonjour !!
    Merci beaucoup pour cet article! Très intéressant, un peu drôle, un peu flippant aussi ! Plusieurs choses qui ressemblent à ce que je vis à Madagascar (même si mon expérience est vraiment bien moins extrême !). Merci encore !

  3. moi ce n'est pas ce comité d'accueil là que j'ai retenu à l'arrivée à l'aéroport 🙂 !!! J'étais déjà sous le choc…

    quel flatteur tu fais Jean-Noël ! J'avais 25 ans (et presque autant de kg) de moins… j'étais pourtant pas dans les standards des canons de beauté locaux !!!

  4. J'ai vu cela d'assez près (bien que vivant dans de meilleures conditions que Philéas et Angélique) et je peux confirmer que ce récit n'est pas exagéré. Elle a survécu ! Et, malgré tout ce que son corps a supporté, les sénégalais se retournaient sur son passage avec des regards allumés. Les toubabs aussi et pas uniquement à cause de la coiffure flamboyante … A propos de la description des sénégalaises, particulièrement bien réussie, cela me rappelle la 1ère réflexion de J-C lorsque je l'ai accueilli à l'aéroport : "Elles sont cambrées, les sénégalaises".

  5. Je te remercie pour l'intérêt que tu portes à mes témoignages.
    Je te rassure tout de suite : je ne cherche pas du tout à vendre du rêve ��… Étant donnée l'expérience qui a été la mienne, ce serait un très gros mensonge que de raconter que cette parenthèse expatriée a été une période enchantée et heureuse de ma vie !!! Mais ça ne se passe pas comme ça pour tous les expat' au Sénégal. D'une manière générale, tous ceux qui ont mis un pied au pays de la téranga (en dehors des usines à touristes) en sont revenus définitivement envoûtés, et ne rêvent que d'y retourner…

    J'ai mis longtemps (15 ans) à me "réconcilier" avec mon ancien "pays d'adoption temporaire", même s'il reste encore des trucs que je n'ai pas totalement digérés. Peut-être que j'en parlerais si des prochains thèmes des #HistoiresExpatriées s'y prêtent.
    Déjà, participer à ce rdv m'a permis d'extérioriser publiquement beaucoup de choses après tant d'années…

  6. Je lis toujours tes articles avec beaucoup d'intérêt et je dois dire que ça ne fait pas rêver…L'expatriation au Sénégal? Je ne pense pas que je tiendrais bien longtemps. En tous cas, j'apprécie ton style direct et tous les aspects que tu abordes: c'est toujours très riche.

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